La musique du Dictateur
En juillet 1940, Charlie Chaplin achevait le tournage du Dictateur mais il lui restait encore du pain sur la planche. Son fils Charles Chaplin, Jr. se souvient : « les choses se détendirent pour Paulette [Goddard] et pour les autres acteurs … mais pas pour papa. Véritable force de la nature, il tourna ensuite son attention vers la composition de la musique. » Comme cela fut le cas pour Les Lumières de la ville (1931) et Les Temps modernes (1936), Chaplin contrôla la bande originale du Dictateur en composant sa propre musique.
Robert Lewis, qui joua le personnage du pharmacien dans Monsieur Verdoux (1947), mentionne cet épisode dans son autobiographie. Il écrit que Chaplin considéra brièvement une collaboration avec Hanns Eisler : « Charlie remarqua qu’il serait d’une ironie délicieuse si le compositeur allemand participait à la musique du Dictateur, dont le personnage principal, Adolf Hitler, était responsable de l’exil d’Eisler de sa terre natale. Hanns inclina la tête et répondit que ce serait un honneur de travailler avec un tel maître du cinéma. » Cependant, après un bref échange au piano, il apparut que les deux artistes n’étaient pas sur la même longueur d’onde. Chaplin joua à plusieurs reprises une mélodie simple et originale, à chaque fois exactement de la même manière. Eisler répondit avec d’autres mélodies ou des variations sur le thème de Chaplin. Mais « il était clair que ni Bach, ni Beethoven, ni Mozart ne pouvaient détourner Charlie de ce qu’il entendait dans sa tête. »
Finalement, Chaplin collabora avec un compositeur américain de 38 ans, Meredith Willson, mieux connu aujourd’hui pour avoir signé le livret, la musique et les paroles de la comédie musicale à succès de Broadway The Music Man (1957). Jim Lochner précise dans The Music of Charlie Chaplin, qu’en 1932 « Willson devint le directeur musical de la Division Ouest de la NBC. Durant la décennie suivante, il dirigea jusqu’à dix-sept programmes radio par semaine. Chaplin contacta Willson après avoir entendu sa deuxième symphonie, Missions of California, dont la première eut lieu en avril 1940 avec l’Orchestre philharmonique de Los Angeles, dirigé par Albert Coates. »
Willson donna un aperçu de la méthode de travail avec Chaplin dans un article paru le 27 octobre 1940 dans le New York Herald Tribune : « Nous avons découpé le film en 70 séquences musicales, et pendant plusieurs semaines nous avons composé des morceaux originaux qui s’accordaient avec les séquences. Chaque note de musique dans le film, sauf un extrait de la Danse hongroise numéro 5 de Brahms et un bout du Prélude de l’acte 3 de Lohengrin de Wagner, est originale. »
Quelques années plus tôt, à propos de la partition des Lumières de la ville, Chaplin expliquait modestement : « Je ne l’ai pas écrite, j’ai chanté – la…la…la – et Arthur Johnston l’a couchée sur papier. » Pourtant Meredith Willson révéla que la contribution de Chaplin à l’écriture musicale fut bien plus que celui d’un fredonneur de mélodies : « Je n’ai jamais rencontré d’homme aussi dédié à l’idéal de la perfection que Charles Chaplin. … J’étais sans cesse étonné par son attention au détail, son ressentiment pour la phrase musicale juste, ou le tempo parfait, pour exprimer l’ambiance recherchée… Il cherche toujours à dénicher chaque fausse note, aussi négligeable qu’elle pourrait sembler, dans le film ou la musique. »
Dans un entretien de1940, Chaplin dit que « la musique d’un film ne doit jamais ressembler à une musique de concert. Bien qu’elle puisse en réalité transmettre à l’auditeur-spectateur davantage que la caméra à un moment donné, elle ne doit toutefois jamais prédominer la voix de cette caméra. »
Charles Chaplin, Jr., qui avait alors 15 ans, put observer une grande partie du travail de son père sur la musique du Dictateur :
Les musiciens étaient plutôt des secrétaires musicaux sous la dictée de papa. La musique était toujours la sienne. Il fredonnait ou jouait l’air, les musiciens notaient et la rejouaient ensuite. Papa écoutait attentivement. Il avait une oreille incroyable. […]
Il pouvait y avoir de nombreux essais avant que papa ne soit satisfait d’un morceau. Lui et les musiciens travaillaient de longues heures, non seulement à la maison, mais des heures encore plus longues au studio, où ils pouvaient projeter et reprojeter une scène du film avec une Moviola jusqu’à ce que la musique appropriée pour la scène se forme dans l’esprit de papa. Une fois l’air complété, il décrivait comment il voulait qu’il soit orchestré et interprété selon la scène – le tempo, le rythme, le style. […]
Quelquefois les musiciens, déstabilisés, secouaient la tête car le tempo que papa décrivait pour synchroniser une phrase musicale à une image était impossible à réaliser. Ils tentaient de lui expliquer les raisons techniques de cette impossibilité.
« Je m’en fiche, » répondit papa, « faites-le comme je vous le demande. »
Ce n’est qu’après lui avoir obéi qu’ils réalisaient combien l’instinct de papa, bien qu’inorthodoxe, était brillant en ce qui concerne la musique. Ainsi, phrase après phrase, ou plutôt note par note, papa et ses vaillants musiciens achevèrent progressivement Le Dictateur. A la fin, les musiciens avaient les cheveux gris et se trouvaient au bord de la crise de nerfs, mais quelle que fut leur souffrance, ils ne s’ennuyèrent jamais en travaillant avec papa. C’était un vrai spectacle de le regarder. Non seulement il fredonnait, chantait ou jouait du piano, mais au-delà de ça il ne tenait pas en place : il gesticulait avec la musique, rejouait les différents rôles de la scène qu’on travaillait en caricaturant les mouvements afin d’en tirer une réponse tonale. Dans ces moments, son jeu d’acteur était plus proche que jamais du ballet.
Dans son autobiographie, Meredith Willson écrivit à propos de Chaplin : « Je le vis prendre une bande-son et tout couper en morceaux, puis les recoller, afin de trouver certains des effets les plus impressionnants que vous n’ayez jamais entendus – des effets auxquels un compositeur n’aurait jamais pensé. Détrompez-vous – j’eus certes la mention au générique pour la musique du Dictateur mais les meilleurs passages étaient des idées de Charlie, comme le Prélude de Lohengrin pour la fameuse scène de la mappemonde. » Concernant la scène où Chaplin, dans le rôle du barbier juif, rase un client au rythme de la Danse hongroise numéro 5 de Brahms, Chaplin tourna la scène tout en écoutant un disque. Pour la bande originale, Willson et l’orchestre avaient la tâche difficile de rejouer le même morceau en synchronisation parfaite avec la scène déjà montée. Étonnamment, ils réussirent à le faire en uniquement deux prises.
La première du Dictateur à New York le 15 octobre 1940 était la seule première qui nécessita de louer deux théâtres côte à côte (les théâtres Capitol et Astor) pour accueillir tout le public. Selon le détail des repères musicaux dans les archives Chaplin, lors de la projection du film dans certains théâtres, une ouverture, un entracte et un final furent joués. Ces morceaux étaient constitués de numéros musicaux extraits du film comme suit :
Ouverture :
“Horses A-Manship” 3:05
“Pretzelberger March” 2:50
Entracte :
“Ball Room Appasionato” 2:40
Final :
“Osterlich Bridge” 1:45
“Ze Boulevardier” 1:15
“Ghetto Sign” :20
“End Title” 1:00
En 1941, Le Dictateur fut nominé pour cinq Oscars, dont celui de la meilleure musique originale.
- Un article d’Arnold Lozano