Semer les graines en prévision de Monsieur Verdoux
Chaplin et Henri Landru : Semer les graines en prévision de Monsieur Verdoux
Un article de Lisa Stein Haven, mai 2006
Je trouve amusant que plusieurs critiques s’acharnent autant sur le fait que le film Monsieur Verdoux que réalisa Charlie en 1947 sembla être pour lui le véhicule parfait à l’époque, compte tenu des nombreux déboires qu’il eut avec les femmes au cours de sa vie et plus particulièrement ses derniers démêlés avec le système judiciaire américain et Joan Barry. Il se fit ainsi traîner devant les tribunaux à deux reprises, souffrit de stress pendant plusieurs années et fut l’objet de diffamation. Il est donc « acquis » que Charlie mourait d’envie de réaliser un film dans lequel il pourrait enfin se débarrasser, du moins fictivement, d’une ou de plusieurs de ces femmes. Ce film dut avoir un effet cathartique sur lui. Malheureusement, ces critiques n’ont rien compris. Ce n’était pas l’assassinat des femmes qui attira Charlie vers cette histoire, mais plutôt l’histoire du criminel lui-même. Toute sa vie, Charlie fut passionné d’histoires policières qu’on appelle maintenant « crime véritable », ainsi que leurs équivalents réels. Monsieur Verdoux lui permit simplement de vivre l’une de ces histoires à l’écran.
Le penchant qu’avait Charlie pour les histoires policières se manifesta principalement de deux façons. D’abord, il lisait avec passion les feuilles de chou sur les crimes véritables. Comme son fils Charlie. le raconte dans son livre Charlie Chaplin, mon père, Charlie avait deux lits dans sa chambre où il résidait à Summit Drive, Beverly Hills. Charlie Jr. indiqua que « mon père dormait habituellement dans le lit situé tout près des fenêtres. Je me souviens des romans policiers en fascicules empilés près de son lit. Pour s’instruire, mon père lisait du Spengler, Schopenhauer et Kant, mais pour se détendre, il préférait les histoires de meurtre et mystère. »
Et puis, bien avant cet incident (avant même l’existence de la maison sur Summit Drive), Charlie avait un intérêt marqué pour les prisons. Il prenait plaisir à les visiter et à s’entretenir avec les prisonniers. Il est difficile d’établir une date précise à laquelle les prisons suscitèrent un tel intérêt chez Charlie ou de déterminer un catalyseur spécifique. Charles Dickens pourrait être à l’origine de sa passion, puisqu’il narra souvent ses visites de prison, telle que celle de Newgate à Londres. Il prit même la peine de visiter les prisons durant ses deux voyages aux États-Unis. Peu importe comment cette idée lui vint à l’esprit, le fait est que Charlie s’adonna à cette activité fréquemment. Il visita la prison Sing-Sing à Ossining, New York pour la première fois en 1921, juste avant son premier retour en Angleterre depuis le début de sa célébrité aux États-Unis. Il relata un peu de ce qu’il ressentit dans Mes voyages, mais le récit qu’en fit son guide, Frank Harris, dans un article paru dans le Pearson’s Weekly est plus intéressant. Harris relata, par exemple, qu’en quittant la salle des visiteurs,
« nous fûmes presqu’immédiatement menés à une salle dont les fenêtres étaient décorées d’épais rideaux de mousseline. De là, notre regard s’étendit sur la cour dénudée d’environ quarante ou cinquante mètres de long par quinze mètres de large; deux hommes marchaient de long en large; un grand, gardien de prison, et l’autre un homme court vêtu de gris, tenant une pipe entre ses lèvres et marchant d’un bon pas au soleil. Le gardien en titre annonça peu de temps après : « Il est le prochain pour la chaise. »
« Comme c’est affreux ! [. . .] Charlie mit sa main sur son cœur, « Avez-vous vu son visage? » chuchota-t-il. Comme s’il essayait d’étouffer la terrible peur et agonie ! Quelle tragédie, c’est effroyable ! »
D’autres faits marquants de ce voyage furent sa rencontre avec l’extrémiste Irlandais Jim Larkin et sa courte séance dans la chaise électrique. Charlie visita cette prison à nouveau peu de temps avant sa tournée en 1931-32 et présenta son dernier film Les Lumières de la ville gratuitement aux prisonniers. Pendant sa tournée européenne, il visita certaines prisons à Londres (Wandsworth Gaol, là où fut emprisonné Oscar Wilde), à Venise et à Tokyo au Japon, entre autres. À Berlin, pour compenser de ne pas avoir visité de prisons, il visita le terrible Musée de la Police, une expérience qu’il relata dans l’Histoire de ma vie : « Ce que je trouvai effrayant et déprimant, ce fut ma visite au Musée de la Police de Berlin, plein de photographies de victimes de meurtres, des suicidés, des dégénérés et d’anormaux de toutes sortes. »
Bien que ces visites doivent l’avoir fait frissonner à l’époque, ce furent probablement les récits de ces criminels ainsi que l’esprit criminel qui attirèrent le plus Charlie. Ceci fut confirmé par les commentaires qu’il fit durant sa visite du musée de cire de Madame Tussaud à Londres à l’automne de 1931, où l’auteur de l’article intitulé « Charlie parmi les meurtriers » trouva Charlie marchant d’un pas tranquille dans la chambre d’horreur :
« L’intérêt du grand comédien était centré sur les meurtriers du début du vingtième siècle. Il scruta le visage de Madame Crippen et de Monsieur Dougal (de Moat Farm) pendant un bon moment, et se rappela du nom de Deeming . « Quand on était gosse, on avait l’habitude de traiter de « Deeming » tout homme qu’on n’aimait pas à l’époque », dit-il. Un meurtrier que Charlie connaissait était le prisonnier Chapman. « Il était propriétaire d’un saloon dans le Borough », dit-il à son guide. »
Mais pourquoi faire une histoire de Barbe-bleue ? Et puis, l’histoire de Monsieur Verdoux est-elle vraiment celle de Henri Landru ? Charlie attribua publiquement à Orson Wells le mérite de lui avoir donné l’idée de cette histoire; il fit paraître une mention dans le générique avant le début du film. Était-ce vraiment l’idée de Wells ou était-ce Wells qui revigora une vieille idée qu’avait eue Charlie à un moment donné ? Il existait apparemment une vieille idée, sans doute à cause d’une coïncidence, une toute petite coïncidence. Cette coïncidence tourne autour du fait que Henri Landru fut jugé pour le meurtre de 11 « épouses » en septembre 1921, soit le même mois où Charlie retourna en Angleterre pour la première fois. Paris, ville où se tint le procès, était aussi l’une des villes où devait se rendre Charlie. Qui donc firent le plus les manchettes et obtinrent le plus de publicité durant le mois de septembre 1921 ? Charlie Chaplin et Henri Landru. Ceci aurait pu être sans grande importance si les attachés de presse de Charlie n’avaient pas rassemblé tous les extraits de presse dans lesquels son nom parut. L’un des articles recueillis fut celui qui parut dans le New York Times le 28 novembre 1921 sur le procès de Landru, intitulé « On exige la peine la plus sévère pour Landru » :
« Escroc, monstre, Barbe-bleue, Jack l’éventreur, meurtrier sans sentiment humain » ne sont que quelques uns des épithètes qu’utilisa le procureur pour qualifier Landru durant ses conclusions finales au nom de l’État dans la petite salle d’audience à Versailles aujourd’hui. Dès le départ, il avisa les membres du jury de ne pas considérer Landru comme un bouffon, comme le « Charlie Chaplin du cinéma du crime, l’aimable Guignol, trompant la police et narguant le magistrat. »
Compte tenu de cette référence particulière, il est fort probable que Charlie ait porté plus attention à ce personnage, du moins suffisamment de près pour en retenir les détails mentalement et de les archiver dans son cerveau. Les renseignements fournis par le biographe de Charlie, George Sadoul confirment ceci dans la Vie de Charlot. Sadoul mentionne que pendant que Charlie était à Paris en 1931, « il avait tenu à rencontrer des chroniqueurs judiciaires présents au procès de Landru, pour se faire raconter différents détails sur l’affaire. » (165). Compte tenu de son horaire extrêmement chargé durant ce voyage, pourquoi aurait-il pris la peine de rencontrer ces personnes s’il n’avait pas exprimé un intérêt marqué pour l’histoire de Henri Landru ?
Jusqu’à quel point Monsieur Verdoux ressemble-t-il à Henri Landru ? J’ai pensé qu’il serait intéressant de faire suffisamment de recherche pour pouvoir faire quelques comparaisons. Je ne fournirai que les faits que j’ai dénichés et vous laisserai tirer vos propres conclusions, compte tenu de vos connaissances d’experts sur Charlie Chaplin et son personnage Henri Verdoux (Henri Verdoux/Henri Landru – tiens, il y a déjà une corrélation dans le nom !). Le site Internet de Court TV, crimelibrary.com, affiche un rapport intéressant de cinq à six pages sur Henri Landru, qui semble être bien documenté et assez complet. Il mentionne qu’après une carrière militaire prometteuse, il épousa la victime de sa première séduction, une cousine, et devint un commis d’affaires. Mark Gribben, l’auteur de l’article sur Landru indique que « l’employeur de Landru, cependant, était sans scrupules et s’enfuit avec l’argent que Landru lui avait remis en cautionnement, laissant une impression très négative sur Henri. Révolté par ce coup que le destin lui avait jeté, Landru aurait fait le serment de se « venger » par l’entremise d’une vie de criminalité. »
En plus de sa carrière d’escroc (et plus tard de meurtrier), Landru était un concessionnaire de meubles et un mécanicien d’automobile. Il avait fait de la prison sept fois pour ses machinations avant d’avoir l’idée d’épouser des femmes qui ne se doutaient de rien pour leur argent et leurs biens en 1908. Il rencontra ses victimes en plaçant une annonce dans les journaux. Gribben indique « qu’il était probablement un homme romantique, capable d’entraîner les femmes seules à tomber amoureuses de lui, et puisque son apparence physique était plus comique que séduisante, il devait être un beau parleur. Son appétit sexuel était apparemment vorace. »
Puis, une victime, Madame Louise Léopoldine Jaume, « disparut en septembre 1917. Après sa disparition, les nouveaux voisins de Landru à Gambais remarquèrent de la fumée noire et nocive monter de sa villa. » en fait, le four de Landru fut mis en preuve durant son procès, car il s’était débarrassé de toutes ses victimes en brûlant leurs dépouilles mortelles. Pour se défendre, il utilisa l’excuse qu’aucun crime n’avait été commis « sans corpus delicti » tout comme Verdoux d’ailleurs. Et comme Verdoux, Landru fut enfin traduit en justice grâce à la détermination des membres de la famille persévérants d’une victime.
Membres du jury, quel est votre verdict ? Monsieur Verdoux est-il simplement le résultat d’une histoire Wellsienne, plus ou moins fondée sur le conte de Barbe-bleue, ou Charlie a-t-il puisé jusqu’au fin fond de sa mémoire pour y retrouver une vieille idée qu’il considérait depuis plus de 25 ans ?