La Ruée vers l'or
Les coulisses de La Ruée vers l’or
Chaplin engagea comme attaché de presse pour ce film Jim Tully, qui allait devenir dans les années 20 le célèbre “écrivain-clochard” de l’Amérique. Cet article de Tully est paru dans le programme original anglais de La Ruée vers l’or :
Une vision chaplinesque de l’Alaska à laquelle étaient confrontés les premiers chercheurs d’or est présentée dans les scènes d’ouverture du film, qui sont simplement là pour planter le décor de cette comédie. Ces quelques plans représentent un coût de plus de 10 000£ et furent tournés dans la Sierra Nevada, dans les montagnes Rocheuses de Californie.
Chaplin voulait évoquer le célèbre “col du Chilkoot”, porte d’entrée vers les mines d’or du Klondike. Les campements sommaires des pionniers sont reconstitués, isolés au pied des falaises de glace. Pour figurer le col, un chemin long de 700 mètres a été creusé dans la neige, créant un dénivelé de 300 mètres, le tout à 3000 mètres d’altitude. Sinuant le long d’un étroit défilé jusqu’au sommet du Mont Lincoln, la construction de ce sentier ne fut possible que grâce aux coulées de neige éternelle contre les flancs de la montagne. L’emplacement exact où cet exploit fut accompli est un petit bassin, un cirque naturel connu sous le nom de “Sugar Bowl” (le “sucrier”).
Pour atteindre ce site, une piste a dû être ouverte à travers les grands arbres et les profondes épaisseurs de neige, sur une distance de 15 kilomètres depuis la voie de chemin de fer, et tout le matériel a été remorqué au milieu de l’immense forêt de sapins. Là, des baraquements de chantier furent établis pour la construction de la ville des pionniers. Pour percer le col dans la neige, on fit appel à un club de jeunes gens, professionnels du saut à ski, afin de creuser des marches dans la glace au point le plus haut, car à cet endroit le sentier était à la verticale et l’ascension ne pouvait se faire qu’au prix d’un effort exténuant.
Lorsque la construction du campement minier fut terminée, et le col achevé, on demanda aux agents du Southern Pacific Railway d’acheminer par train quelque 2500 figurants pour la scène. En deux jours se constitua un immense rassemblement de vagabonds. Ils étaient venus avec leur baluchon sur le dos : tous les clochards de l’Ouest américain. C’était la mendicité en vacances !
On ne pouvait pas imaginer faune plus déguenillée et pittoresque. Ils arrivaient sur le décor improvisé de la piste du Chilkoot par convois spéciaux. Encore mieux : des convois spéciaux de wagons-restaurants les précédaient. On pensait qu’il valait mieux laisser les wagons-restaurants bien en évidence sous les yeux des vagabonds.
Les voir arpenter le “plateau” était en soi une étude sur les vertus de la nature humaine. Ils s’enfonçaient dans la neige de l’étroit sentier comme si on allait réellement les rémunérer en pépites d’or à la fin de la journée. Ce qui comptait le plus pour eux ? D’être aperçus dans un film de Chaplin, le plus grand d’entre les vagabonds. Ce serait dans leur vie un jour à marquer d’une pierre blanche ; le jour où ils auraient franchi le col du Chilkoot avec Charlie Chaplin.
Chaplin en personne jouait le rôle de contremaître général. Il était partout à la fois, donnant des consignes, encourageant ses hommes, et se mêlant occasionnellement à eux au cours de la journée. C’était sans doute la scène de foule la plus brillamment dirigée de toute l’histoire du cinéma. Cette séquence du col du Chilkoot pourrait éblouir et enthousiasmer le spectateur le plus blasé.
Il est remarquable de noter que parmi tous ces hommes, dont aucun n’était entraîné à marcher dans la neige et escalader des talus de glace, et qui tous portaient d’énormes sacs sur le dos en plus des traîneaux et autre matériel qu’ils tiraient derrière eux sur cet étroit chemin escarpé, pas un accident grave ne fut à déplorer.
La musique de La Ruée vers l’or
Les films muets n’étaient jamais vraiment silencieux : l’accompagnement musical joué en direct pendant les projections était un élément primordial de l’expérience cinématographique. Les salles luxueuses des grandes villes possédaient leur propre orchestre de 60 musiciens et plus, avec des partitions spécialement arrangées ; même si, bien entendu, quand il passait ensuite dans des salles plus modestes, au niveau régional, le film ne bénéficiait souvent plus que d’un accompagnement improvisé au piano, parfois appuyé par un violon ou des percussions. Un réalisateur aussi sensible que Chaplin était hautement conscient de l’apport incommensurable qu’une bonne musique pouvait ajouter à un film ; tout comme une mauvaise musique pouvait lui nuire.
La musique occupait une grande place dans la vie de Chaplin. Tout jeune homme, alors qu’il se produisait dans les cabarets d’Angleterre, il avait acheté un violon et un violoncelle et prenait des cours auprès des directeurs musicaux des théâtres dans lesquels il jouait. Tout au long de sa vie, il fut capable d’improviser très correctement au piano, bien qu’il n’eût jamais appris le solfège. À partir de son premier film parlant, Les Lumières de la ville, c’est lui qui a toujours composé toutes ses musiques, travaillant en collaboration étroite et exigeante avec les arrangeurs. Il est clair que même avant cela, dès ses premiers longs métrages muets, il s’intéressait de très près aux arrangements musicaux de ses films.
Pour la première de La Ruée vers l’or, le 26 juin 1925, la projection était accompagnée d’une partition pour orchestre compilée par l’un des plus grands compositeurs de films muets, d’origine roumaine, Carli D. Elinor (1890-1958). L’orchestre du Grauman’s Egyptian Theatre était dirigé par Gino Severi, avec Julius J. Johnson à l’orgue. Cependant, pour la sortie officielle du film dans ce même cinéma, il fut accompagné d’une nouvelle partition de Carl Minor, en grande partie compilée (comme celle d’Elinor) à partir de compositions existantes, populaires et classiques mélangées.
Chaplin lui-même avait composé deux morceaux, “Sing a Song” et “With You Dear in Bombay”, qu’il avait même enregistrés pour le gramophone, dirigeant en personne l’orchestre d’Abe Lyman : des exemplaires du disque étaient vendus dans les cinémas où passait La Ruée vers l’or. Pour la sortie en Angleterre, une nouvelle partition fut encore compilée par l’assistant réalisateur de Chaplin, un Français, Henri d’Abbadie d’Arrast, qui choisit pour le thème de Georgia une ballade de 1899 : “My Wild Irish Rose”, de Chauncey Olcott.
Quand, en 1942, Chaplin décida de ressortir La Ruée vers l’or dans une nouvelle adaptation pour un public désormais accoutumé au parlant, il composa et enregistra une partition totalement neuve, avec pour directeur musical un célèbre musicien populaire, Max Terr. Ce dernier fut nominé aux oscars de 1943 pour la musique originale de La Ruée vers l’or, dans la catégorie “Meilleure Musique pour un film dramatique ou une comédie”.
Une première hollywoodienne mémorable
La première de La Ruée vers l’or, le 26 juin 1925, eut lieu dans le dernier palace hollywoodien en date, le Grauman’s Egyptian Theatre, construit trois ans plus tôt et (inspiré par la récente découverte de la tombe de Toutankhamon) décoré dans un style extravagant imitant celui de l’ancienne Egypte. Son propriétaire, Sid Grauman, était un ami de Chaplin et avait même accompagné l’équipe de La Ruée vers l’or sur le tournage dans la Sierra Nevada.
Connu pour les attractions qu’il proposait dans ses salles en prologue à ses projections, Grauman était déterminé à créer autour de La Ruée vers l’or un show particulièrement spectaculaire.
« La présentation d’un film de Chaplin », écrivait le Los Angeles Evening Herald, « est toujours un événement exceptionnel… Il n’y avait pas un siège de libre à l’avant-première. Si n’importe qui détenant un billet avait préféré rester chez lui, il aurait pu revendre sa place à prix d’or… »
La cour devant le Grauman’s Egyptian Theatre était, poursuivait le journaliste, « une véritable féerie de couleurs et de lumières. Les plus talentueux décorateurs au royaume de l’artifice avaient travaillé une semaine durant afin d’habiller l’endroit pour l’occasion. » Le Tout-Hollywood était là, semblait-il ; et chaque fois qu’une célébrité pénétrait dans le cinéma, il ou elle était annoncé par une voix de stentor, et applaudi en fonction de son degré de popularité. Pendant les entractes, de ravissantes ouvreuses servaient du punch glacé aux spectateurs. Chaque invité se vit remettre en souvenir un programme relié en simili-cuir, dans lequel les plus grands noms de Hollywood (Mary Pickford, Douglas Fairbanks, Gloria Swanson, Marion Davies, Buster Keaton, Constance et Norma Talmadge, William Fox, Cecil B. DeMille) avaient réservé des pages pour féliciter leur ami.
Le prologue, raconte le reporter, était « d’une beauté inouïe… Grauman s’est surpassé lui-même pour cet événement, et la première de La Ruée vers l’or ne sera sans doute jamais égalée. Ou alors, seul un génie comme Grauman en sera capable. » Le rideau se levait sur un paysage du Grand Nord, révélant un banc de phoques en train d’escalader un bloc de glace escarpé. Les phoques étaient bientôt rejoints par un groupe de danseuses eskimo. Suivait la récitation du célèbre poème de Robert W. Service, “The Spell of the Yukon” (“Les Charmes du Yukon”) :
C’est la terre la plus contrastée que je connaisse,
Des grandes montagnes vertigineuses qui la protègent
Jusqu’aux profondes vallées de mort qui s’y encaissent.
Ensuite venait une série de « danses artistiques impressionnantes réalisées par des jeunes femmes à la beauté fascinante, vêtues de robes étonnamment riches et ornées qui s’alliaient parfaitement à l’atmosphère arctique de toute cette blancheur désolée. » Les saynètes suivantes incluaient du patin à glace, un numéro de ballon présenté par Lillian Powell et une revue de cabaret de Monte Carlo.
Ce n’est qu’à la fin de ce long prélude que le public put enfin découvrir le film; mais l’impression qu’il leur laissa éclipsa sans nul doute le souvenir du spectacle offert par Grauman. À la fin de la projection, le film fut applaudi pendant de longues minutes, et le réalisateur vedette fut réclamé sur scène.
Il déclara qu’il était trop ému pour se lancer dans un grand discours, ce qu’il fit néanmoins, et plutôt brillamment, n’étant pas à un paradoxe près. Georgia Hale fut frappée de constater que c’était l’une des rares fois où Chaplin semblait ne pas douter de son travail. « Il était confiant pour ce film. Il avait vraiment le sentiment que c’était son meilleur. Il paraissait assez satisfait. »
Texte de David Robinson / Copyright 2004 MK2 SA