Un roi à New York
Avec Un roi à New York, Charles Chaplin a été le premier cinéaste à oser dénoncer par les armes de la satire la paranoïa et l’intolérance politique qui avaient envahi les Etats-Unis pendant la guerre froide des années quarante et cinquante. Il avait lui-même vécu une expérience amère dans cette période de folie.
Les réactionnaires et le FBI avaient vu en lui une cible idéale : un étranger qui n’avait jamais pris la nationalité américaine, et dont l’œuvre séduisait tout naturellement les humanistes et les intellectuels progressistes, désormais considérés comme des ennemis de la société.
A la fin des années quarante, les attaques politiques et privées contre Chaplin avaient pris une telle violence qu’en 1952, il décida sous la contrainte, mais avec soulagement, de quitter définitivement les Etats-Unis et de venir vivre en Europe. Se remettre à faire un film en Angleterre, en tant qu’exilé, était un véritable défi. Il allait bientôt avoir soixante-dix ans.
Pendant près de quarante ans, il avait connu le luxe d’avoir son propre studio et une équipe permanente d’employés qui comprenaient ses méthodes de travail. A présent, il devait travailler avec des inconnus, en louant des studios coûteux et peu accueillants. Auparavant il pouvait prendre tout son temps, et faire tentative après tentative jusqu’à ce qu’il obtienne satisfaction. Désormais, chaque minute coûtait de l’argent.
Soumis à ces pressions, Chaplin boucla le tournage d’Un roi à New York dans ce qui était pour lui un temps record, douze semaines. Cette tension apparaît dans le film. L’action se déroule à New York, mais Chaplin fut obligé d’utiliser des extérieurs de Londres, qui sont souvent peu crédibles. Il engagea un des grands opérateurs de l’histoire du cinéma, Georges Périnal, mais il était généralement trop pressé pour lui donner le temps de fignoler son éclairage, et la photographie a souvent un air bâclé. Le scénario aurait bénéficié d’un solide travail d’élagage.
Dans sa satire de l’Amérique, Chaplin s’en prend à trop de cibles à la fois: le grand écran, la publicité télévisée, la chirurgie esthétique, les faux-semblants de la société. Chaplin répéta qu’il ne voulait pas faire un film politique. Son intention était ce qu’elle avait toujours été, disait-il : faire rire les gens. Pourtant, au centre de ce film imparfait, il y a un essai comique et virulent sur l’intolérance politique et sur ses victimes.
Chaplin joue le rôle du roi Shahdov, chassé de son royaume d’Europe centrale par une révolution. Il se réfugie à New York, décidé à faire campagne pour une utilisation pacifique de l’énergie nucléaire. Hélas, son Premier ministre véreux disparaît avec les fonds du Trésor royal, et le roi est contraint de gagner de l’argent par des stratagèmes humiliants tels que des apparitions dans des publicités télévisées.
En visite dans une “école expérimentale”, le roi fait la connaissance de Rupert, un jeune garçon dont les parents sont des militants de gauche. Plus tard, il retrouve Rupert, qui s’est enfui de l’école pour éviter d’être interrogé par la Commission des activités antiaméricaines. Le FBI rattrape le jeune garçon, et le roi se voit convoqué par la Commission. Sa déposition est un fiasco. Il se prend le doigt dans un tuyau à incendie et arrose toute la commission. Plus tard, il rend encore une fois visite à Rupert. L’enfant, autrefois belligérent, est abattu et honteux. Le FBI l’a amené à “donner des noms”, à moucharder les amis de ses parents.
Il est intéressant de comparer Un roi à New York avec un film antérieur, Le Kid qui tourne aussi autour d’un enfant, victime d’une société malade. Dans Le Kid l’injustice de la société prend la forme d’une privation physique. Dans Un roi à New York, ce que l’enfant subit est bien pire : ce sont son honneur, sa conscience et son âme qui sont blessés.
Le rôle du jeune garçon était d’une importance capitale : comme Jackie Coogan dans Le Kid il partageait pratiquement la vedette avec Chaplin. C’est au dernier moment que Chaplin choisit son fils aîné, Michael, alors âgé de dix ans. Les parents de Michael envisagèrent de déguiser son identité sous le pseudonyme de John Bolton, mais l’enfant insista pour garder son propre nom de Michael Chaplin.
Son interprétation est excellente. Il joue Rupert comme un sale gosse odieux et précoce, mais en même temps il le rend touchant dans sa vulnérabilité. Par la suite, Chaplin et sa femme discutèrent souvent de la supériorité relative de Michael ou de Jackie Coogan, et Oona Chaplin prenait invariablement le parti de son fils.
En dehors de tout le reste, il était commercialement audacieux de la part de Chaplin de réaliser un film dont il savait qu’il ne pouvait pas être montré aux Etats-Unis. Effectivement, ce n’est que seize ans plus tard qu’Un roi à New York y fut présenté. En Europe, les réactions furent généralement favorables. Les critiques ne furent pas gênés par les défauts techniques, et le critique Kenneth Tynan vit un mérite dans le fait que :
“Personne n’a soumis le scénario à un de ces ‘polissages’ qui sont l’euphémisme utilisé dans l’industrie pour signifier qu’on a raboté les rugosités et limé les dents acérées… Un film libre et fruste sera toujours préférable à un film élégamment enchaîné.”
Dans Un roi à New York, Chaplin, à la différence de ses contemporains de Hollywood, était résolument et hardiment libre de toute chaîne.
© 2004 MK2 SA & David Robinson