Les Feux de la rampe
Charles Chaplin a réalisé Les Feux de la rampe pendant la période la plus troublée de sa carrière. À la fin des années quarante, aux États- Unis, la paranoïa de la guerre froide avait atteint des sommets. Chaplin, citoyen étranger, aux sympathies progressistes et humanistes connues, est une cible de choix pour les chasseurs de sorcières. Il vient de subir un procès en reconnaissance de paternité, ce qui n’arrange rien. Il est traîné dans la boue par la presse réactionnaire et par des organisations comme l’American Legion.
L’Amérique s’est retournée contre l’homme qu’elle idolâtrait encore peu de temps auparavant. Dans ce contexte, son film de 1947, Monsieur Verdoux avec sa vision sarcastique de la guerre, est accusé d’anti-américanisme. Il n’est donc pas étonnant que Chaplin choisisse pour son projet suivant d’échapper à cette réalité contemporaine peu souriante, lui préférant une évocation douce-amère du monde de sa jeunesse : le monde du music-hall londonien au début du vingtième siècle, où son génie comique s’était révélé. L’histoire du film est celle d’un clown célèbre, qui a perdu le contact avec son public.
D’après Chaplin, le personnage lui a été inspiré par des personnalités qu’il avait vues perdre leur talent ainsi que leur succès - comme le comique américain Frank Tinney (1878-1940) et le clown espagnol Marceline (1873-1927), avec lequel il avait travaillé dans son enfance. Mais il songeait aussi à l’expérience amère qu’il vivait lui-même auprès d’un public infidèle. Comme l’indique le premier carton, le film traite de “l’éclat des feux de la rampe, que doit quitter la vieillesse quand la jeunesse entre en scène”. Le vieux clown Calvero se lie d’amitié avec Terry, une jeune danseuse désemparée qui a perdu le goût de vivre. Ses encouragements aident la jeune femme à reprendre une carrière triomphale, au moment où la sienne est sur le déclin. Chaplin a passé plus de deux ans à écrire Les Feux de la rampe, en employant une méthode unique dans sa carrière. Il a d’abord écrit le sujet sous la forme d’un roman de près de deux cents pages, intitulé Footlights.
Ce roman, jamais publié et sans doute pas destiné à l’être, raconte la même intrigue que le film, mais en y ajoutant les biographies de Calvero et de Terry, le récit de leurs deux vies avant le début de l’action. Ces passages sont remarquables car on y perçoit une grande part d’autobiographie. Chaplin y introduit des épisodes directement tirés de sa vie et de celle de ses parents.
Comme le père de Chaplin, Calvero est bouleversé lorsqu’il apprend l’infidélité de sa femme, et il sombre dans l’alcoolisme. Dans le roman, Calvero meurt dans l’hôpital même où était mort en 1901 Charles Chaplin senior, âgé de trente-huit ans seulement (l’hôpital St Thomas, au bord de la Tamise). Le personnage de Terry, la jeune danseuse, s’inspire ouvertement de la mère de Chaplin, Hannah, à laquelle se mêlent des souvenirs du premier amour, jamais oublié, de Chaplin : Hetty Kelly. Claire Bloom, qui joue Terry, se rappelle qu’aux répétitions Chaplin évoquait souvent les gestes et les vêtements de sa mère et de Hetty.
Dans cette atmosphère nostalgique, Chaplin reconstitue avec précision le Londres de sa jeunesse, un demi-siècle plus tôt. Il est aidé par le grand décorateur d’origine russe Eugène Lourié, qui transforme un plateau de la Paramount en rue victorienne. Un décor permanent de théâtre, au studio RKO-Pathé, est décoré comme l’Empire, le plus grand music-hall londonien du début du siècle. Le sommet dramatique du film est une scène de ballet pour laquelle Claire Bloom, qui n’est pas danseuse, est doublée par Melissa Hayden, vedette du New York City Ballet.
Depuis les débuts du sonore, Chaplin composait lui-même la musique de tous ses films, aidé par des arrangeurs. Exceptionnellement, la musique de la chorégraphie – vingt cinq minutes au total, réduites dans le film - dut être composée à l’avance. Chaplin fut soulagé lorsque Melissa Hayden et son partenaire masculin André Eglevsky lui assurèrent que la partition convenait très bien à un ballet. Le thème des Feux de la rampe devait rester un des morceaux les plus populaires de Chaplin. En 1973, vingt ans après la sortie du film, il reçut avec ses arrangeurs Ray Rasch et Larry Russell un Oscar tardif pour la “meilleure partition dramatique originale”.
La belle comédienne britannique Claire Bloom, vingt ans, fut choisie pour interpréter Terry après mûre réflexion; et le fils de Chaplin, Sydney, reçut le second rôle masculin. Dans cette période difficile, c’était sans doute un réconfort pour Chaplin - et un élément de nostalgie - d’avoir sa famille près de lui : en plus de Sydney, quatre autres de ses enfants jouent dans le film, ainsi que son demi-frère Wheeler Dryden. Même sa jeune femme Oona double Claire Bloom dans deux plans larges.
Si la vie publique de Chaplin était tumultueuse, le tournage des Feux de la rampe se déroula sans problèmes et fut bouclé en cinquante-cinq jours, exemple d’économie exceptionnel parmi ses longs métrages. En bonne logique, la première eut lieu à Londres, le 16 octobre 1952. Pendant l’absence de Chaplin, l’hostilité des autorités américaines à son égard se déchaîna, au point qu’il décida de ne pas retourner dans “ce malheureux pays”, comme il disait. À partir de là, il s’établit définitivement en Europe.
Sur le moment, Chaplin croyait que Les Feux de la rampe serait son dernier film. Heureusement, ce ne fut pas le cas, mais cette œuvre nostalgique et pleine d’autobiographie familiale aurait certes constitué une conclusion parfaite à son œuvre.
Text de David Robinson / Copyright 2004 MK2 SA