Les premières des films de Chaplin
Un article de Lisa Stein Haven
Il n’est pas surprenant que la plus extravagante première jamais organisée eut lieu à l’un des théâtres de Sid Grauman à Hollywood. Robin Hood, mettant en vedette Douglas Fairbanks, fut le premier film lancé de cette façon en 1922 au Grauman’s Egyptian Theater sur Hollywood Boulevard. Couronné roi de Hollywood (avec Mary Pickford à titre de reine), Fairbanks créa un précédent pour d’autres événements semblables. Chaplin décida d’attendre son premier long métrage avant de commencer cette tradition. Ainsi, la première du film L’Opinion publique eut lieu en 1923 au Criterion Theater à Hollywood. Chaplin ne put y assister, mais comme le mentionne David Robinson dans son livre Chaplin, sa vie, son art, cette première fut éclatante malgré son absence.
Il décida plutôt d’assister à la première new yorkaise, qui eut lieu le 1er octobre au Lyric Theatre, commençant ainsi une tendance d’assister aux premières de ses films plus « intellectuels » sur la côte est (L’Opinion publique, Monsieur Verdoux et Le Dictateur), et aux premières de ses films plus « sentimentaux » et humoristiques sur la côte ouest (La Ruée vers l’or, Les Lumières de la ville et Les Temps modernes). Un article paru le 7 octobre dans le New York Times nous donne un aperçu d’un rôle peu connu de Chaplin, celui de créateur et directeur de prologues. Un prologue, comme vous le savez peut-être, était un court spectacle sur scène présenté avant le film, souvent donné que le soir même de la première ou au cours de la première semaine. Le spectacle réitérait souvent les thèmes, les scènes ou les personnages du long métrage. (Vous avez peut-être déjà vu le film Footlight Parade de Jimmy Cagney (1933) sur l’aspect commercial d’un prologue.) Dans « Ce que pense Charlie », le journaliste du Times nous dit que lorsqu’il voulut interviewer Chaplin, il le trouva en train de « diriger la musique de scène ainsi que les répétitions de dialogue pour le prologue du film [L’Opinion publique] [. . .] Il n’arrivait pas à tenir en place, il jouait les rôles des acteurs et leur montrait comment s’y prendre, il préparait la musique pour qu’elle corresponde à l’ambiance de chaque scène, il fredonnait les vers de vieilles chansons françaises pour le directeur musical de l’orchestre. »
Chaplin assista aux premières de La Ruée vers l’or (1925) et des Lumières de la ville (1931) qui eurent lieu sur les côtes est et ouest, en commençant par Hollywood. À Hollywood, la première eut lieu le 26 juin au Grauman’s Egyptian Theatre. Sid Grauman en personne assuma le rôle de directeur de prologue et alla jusqu’à fermer son théâtre pendant quatre jours pour effectuer les préparations (LA Times, 21 juin 1925). Une photogravure parue dans le New York Times nous montre un char allégorique portant sur le thème de La Ruée vers l’or pour la parade inaugurant la « semaine » de célébration spéciale qui se tint partout à travers le pays. Le soir de la première, il n’était plus possible d’obtenir des billets et la devanture du théâtre toute illuminée avait été minutieusement décorée. Le nom des personnes célèbres était annoncé à mesure qu’elles entraient dans le théâtre comme si elles avaient été des membres de la famille royale assistant à un gala. Le prologue de Grauman commença avec des danseuses inuites et des phoques perchés sur un glacier escarpé, ce numéro fut suivi par « des danses artistiques impressionnantes exécutées par des jeunes femmes d’une beauté ensorcelante vêtues de robes d’une somptuosité stupéfiante, le tout se fusionnant parfaitement à l’ambiance des régions arctiques et correspondant au climat de ce territoire aride et enneigé » (Los Angeles Evening Herald, 27 juin 1925). Parmi les autres numéros, on comptait un numéro de patinage artistique, un numéro avec des ballons, une scène représentant une salle de danse de Monte-Carlo et une lecture du poème « Le charme du Yukon » (1907) écrit par le poète Robert Service.
Je voulais de l’or et je l’ai cherché;
Comme un esclave, j’ai gratté et creusé la terre.
Contre la famine ou le scorbut, j’ai lutté,
Ma jeunesse j’ai gaspillé à fouiller la terre.
J’ai trouvé l’or que je voulais;
J’ai fait fortune l’automne dernier;
pourtant la vie n’a pas tourné comme je pensais,
l’or ne fait pas tout oublier [ . . . ]
Voici ce que rapporta le New York Times sur les festivités de la première qui eut lieu le 16 août (Chaplin et Edna Purviance étaient tous deux présents) :
Juste avant la levée du rideau sur le prologue, une vague d’applaudissements retentit et le public se leva pour voir le cinéaste avancer lentement le long de l’allée, saluant de vieux amis et étant présenté à de nombreuses personnes. Il était un peu nerveux et sembla être très soulagé d’avoir réussi à gagner sa place au centre du théâtre. Les lumières n’étaient pas si tôt rallumées à la fin du film, à 2 h 20 hier matin, que le public enthousiasmé exigea bruyamment un discours de l’auteur-acteur. M. Chaplin, accompagné de deux amis, monta sur la scène et remercia le public, puis termina son bref discours en disant qu’il était très ému.
David Robinson a écrit sur la première qui eut lieu au Tivoli Theatre à Londres, au cours de laquelle BBC essaya d’enregistrer « une tempête d’éclats de rire incontrôlés, inspirés par Charlie Chaplin, c’est-à-dire le seul homme au monde pouvant faire rire une salle sans arrêt pendant cinq minutes », cet exploit fut un moment historique dans l’histoire du cinéma et de la radiodiffusion. À Berlin, la première fut mémorable à cause d’ un rappel sans précédent lorsque le film fut rembobiné afin que les spectateurs puissent voir la séquence de la danse des petits pains une seconde fois.
Au moment de la première du film Les Lumières de la ville en janvier 1931, les temps et l’économie avaient bien changé. Personne ne voulait distribuer les films muets de Chaplin. Il dut alors se donner beaucoup de mal pour trouver un théâtre qui accepterait de présenter son film à Los Angeles et à New York. À Los Angeles, il profita des connaissances financières limitées de H.L. Gumbiner, propriétaire du Los Angeles Theatre situé sur Broadway au centre-ville. Avec l’appui de Chaplin, le théâtre soigneusement décoré fut construit en cinq mois. Il fut « consacré par un grand soleil levant au-dessus de la porte donnant sur le foyer pour symboliser Louis XIV, le roi-soleil. À quelques pas, des anges font sentinelle à chaque coin du plafond, en l’honneur de l’emplacement du théâtre dans la Ville des Anges. Un grand escalier au centre mène à une fontaine de cristal et au-delà de cela, le ciel même . . . Les peintures murales trompe l’œil effectuées par Anthony B. Heinsbergen sont le point culminant du plafond de l’auditorium » (The Last Remaining Seats).
Le jour de la première, le 30 janvier, la police dut retenir la foule autour du théâtre dès les petites heures du matin. La circulation fut paralysée et les fenêtres de certains grands magasins voisins furent brisées simplement à cause de la masse et de l’enthousiasme de la foule. Les invités célèbres furent nombreux, mais les invités personnels de Chaplin, M. et Mme Einstein, furent peut-être les plus énigmatiques et intéressants. Les réminiscences qu’en fait Chaplin dans Histoire de ma vie dépeint la scène :
« Le propriétaire avait fait construire une salle magnifique mais, comme bien des distributeurs de cette époque, il ne connaissait pas grand-chose à la présentation des films. La projection commença. D’abord le générique, avec les applaudissements habituels d’une première. Puis enfin vint la première scène. Mon cœur se mit à battre. C’était une scène comique dépeignant le dévoilage d’une statue. Les spectateurs se mirent à rire! Les rires déferlaient de tous côtés. J’avais gagné! . . . Mais alors, il se passa une chose absolument incroyable. Soudain, au beau milieu des rires, le film s’arrêta! Les lumières de la salle s’allumèrent et une voix annonça au haut-parleur : ‘Avant de poursuivre la projection de cette remarquable comédie, nous voudrions prendre cinq minutes de votre temps pour vous faire admirer les beautés de ce nouveau cinéma.’ Je ne pouvais en croire mes oreilles. Fou de rage, je bondis de mon fauteuil et me précipitai dans la travée centrale . . . »
Le lancement du film Les Lumières de la ville fut unique pour plusieurs raisons, mais l’une des raisons les moins connues fut les nombreux voyages qu’entreprit Chaplin durant 1931 et 1932 pour assister aux premières. Il assista probablement à un plus grand nombre de premières pour ce film que pour tous ses autres films. Il se rendit à New York et assista à la première le 6 février au George M. Cohan Theatre, soit le seul théâtre où il réussit à obtenir un arrangement pour y présenter son film. Il se rendit ensuite à Londres pour assister à la première au Dominion Theatre situé sur Tottenham Court Road le 27 février. Par la suite, il assista à plusieurs autres premières dans diverses villes. Le New York Times rapporte que :
Les Londoniens n’ont certainement laissé aucun doute dans l’esprit de Charlie qu’il était leur idole. C’était comme le soir de l’armistice devant le Dominion Theatre, où le film fut présenté pour la première fois en Europe. Des milliers d’admirateurs attendirent sous la pluie battante dans l’espoir de l’entrevoir un bref instant, et la police ainsi que les personnes munies d’un billet étaient impuissantes dans la foule jusqu’à ce qu’il fasse son apparition. À l’intérieur du théâtre, des centaines de personnes s’entassèrent en face de la scène jusqu’à ce qu’il ait serré la main à Shaw et salué la foule de la main.
Bien que Chaplin ne pût assister aux premières qui eurent lieu à Paris et à Berlin, au grand regret de ses admirateurs, il assista aux premières dans d’autres villes moins importantes, telles que Nice et Biarritz. En outre, il vaut la peine de mentionner le programme pour la première au Théâtre Marigny à Paris puisqu’il illustre le premier lien visuel entre Le Vagabond et Mickey Mouse. En effet, l’illustrateur du dépliant publicitaire de la compagnie Shell Oil incorpore les deux personnages dans une illustration qui s’étend sur plusieurs pages.
Les premières d’autres films comportèrent également des moments mémorables. Chaplin et Paulette Goddard arrivèrent séparément et assistèrent à la première du film Le Dictateur le 15 octobre 1940 à New York. À la fin du film, Chaplin fit un petit discours et mentionna brièvement que Paulette était son épouse. Ce fut également la seule première où il fut nécessaire de réserver deux théâtres côte à côte (le Capitol et l’Astor) à la réclame des spectateurs. La première de Monsieur Verdoux en 1947 fut une expérience tout à fait différente et par le fait même mémorable. Suivie le lendemain par son massacre aux mains de la presse de New York, la première du film le 11 avril fut apparemment gâchée par une réaction hostile des spectateurs. Même la présence de sa femme Oona, ainsi que de Mary Pickford, dont la relation personnelle et d’affaires était plus ou moins amicale avec Chaplin, ne réussit pas à sauver la soirée. La première du film Les Feux de la Rampe fut marquée par le fiasco du permis de rentrée et obligea Chaplin de changer le lieu des futures premières en faveur de l’Europe, et ce de façon permanente. Pour la première des Feux de la Rampe à Londres, Chaplin reçut le soutien de sa jeune famille, de son fils aîné Sydney, de Claire Bloom et de la Princesse Margaret. Cette première marqua une nouvelle direction pour les autres premières dans la carrière de Chaplin puisqu’elle bénéficia une œuvre de bienfaisance, The Royal London Society for Teaching and Training the Blind.
Chaplin aurait-il pensé qu’assister à une première puisse avoir une influence bénéfique ou maléfique à sa carrière ? Une recherche dans les journaux démontre clairement qu’assister aux premières de ses propres films n’était pas suffisant. Une vedette du cinéma de tout standing se devait également d’assister à d’autres événements semblables. Il semble que l’apparition de Chaplin à d’autres premières était souvent considérée comme un signe d’approbation et sa présence fut souvent photographiée ou filmée, tout en notant sa réaction au film. Dans la promotion récente autour du film The Aviator de Scorcese, Turner Classic Movies présenta le film Hell’s Angels de Howard Hughes à plusieurs reprises et l’annonça toujours une semaine à l’avance à l’aide à une séquence tournée lors de sa première en 1930. On pouvait y voir Chaplin accompagné de Georgia Hale fournissant son approbation, car le monde n’est qu’une scène immense et Chaplin en est le maître incontesté.