Le Cirque
C’est avec Le Cirque que Charles Chaplin obtint son premier « Academy Award », que l’on n’appelait pas encore « Oscar ». On le lui remit lors de la première cérémonie de ce genre, en 1929. Cet « award » d’honneur portait la mention suivante : “Pour la variété de ses talents et son génie de l’écriture, du jeu, de la mise en scène et de la production”.
Le film méritait sans nul doute une telle récompense. Il recèle parmi les meilleures inventions comiques de Chaplin, subtilement équilibrées par des moments d’émotion toujours parfaitement contrôlés. Paradoxalement, c’est pourtant le seul de ses longs métrages que Chaplin ne mentionne à aucune reprise dans son autobiographie Histoire de ma vie. Même en 1964, semble-t-il, c’était encore un film qu’il préférait oublier.
La raison n’était pas liée au film en lui-même mais aux circonstances extrêmement pénibles qui avaient entouré sa création. Chaplin était alors plongé dans les affres de sa rupture avec Lita Grey ; et le tournage du Cirque a coïncidé avec l’un des divorces les plus scandaleux et médiatisés du Hollywood des années vingt, alors que les avocats de Lita cherchaient par tous les moyens à briser la carrière de Chaplin en entachant sa réputation. Au plus fort de la bataille juridique, le tournage dut être complètement interrompu pendant une période de huit mois, car les avocats essayaient de saisir les biens du studio de production. Chaplin fut contraint de cacher en lieu sûr les bouts du film déjà tournés.
Et comme si ces problèmes conjugaux ne suffisaient pas, ce projet semblait avoir la poisse jusqu’au bout et accumuler les catastrophes. Avant même le début de la réalisation, le gigantesque chapiteau qui devait servir de décor principal fut emporté par une tempête. Au bout de quatre semaines de tournage, Chaplin se rendit compte qu’une erreur du laboratoire avait rendu inutilisables tous les plans déjà filmés. Au cours du neuvième mois, un incendie ravagea le studio, détruisant décors et accessoires.
Lorsque l’équipe se remit au travail après cette interruption forcée, ils découvrirent que le développement immobilier galopant de Hollywood avait complètement transformé le paysage entre-temps, au point qu’on ne reconnaissait plus rien du décor précédent. Les ennuis se poursuivirent jusqu’au dernier moment. Pour la scène finale, dans laquelle le cirque quitte la ville, il fallut remorquer les caravanes jusque sur le lieu du tournage ; quand les techniciens revinrent le lendemain, tout le convoi avait disparu. Des étudiants inspirés avaient volé le décor dans l’intention d’en faire un grand feu de joie. Cette fois-là, heureusement, Chaplin arriva juste à temps pour empêcher le désastre.
Pourtant, au milieu de tout ce chaos, Chaplin parvint à enfanter un film au comique ingénieux et à la structure admirable. Tout le scénario était né à partir d’une seule idée : Chaplin avait imaginé une scène de comédie à suspense, telle que son contemporain Harold Lloyd s’en était fait une spécialité. La séquence qu’il avait envisagée était le moment culminant du film : Charlot, perché dans le vide au-dessus de la piste alors qu’il remplace le funambule de la troupe, se retrouve attaqué par une horde de singes facétieux qui lui arrachent son pantalon et offrent ainsi le spectacle de ses sous-vêtements. Partant de cette vision cauchemardesque comme point d’orgue, il construisit a posteriori toute l’histoire qui la précède ainsi que le dénouement qui s’ensuit.
Charlot est engagé comme clown dans un cirque ambulant. Il tombe amoureux de l’écuyère, constamment martyrisée par son père, le directeur. Mais il est confronté à un rival de taille en la personne du beau funambule, nouvelle recrue de la troupe. Et c’est justement en voulant se mesurer à lui qu’il doit faire face à l’hostilité des petits singes.
L’héroïne était jouée par Merna Kennedy, une ravissante danseuse de 18 ans qui faisait ici ses débuts à l’écran ; le rival, quant à lui, était interprété par un jeune mondain à la mode, Harry Crocker. Chaplin et Crocker avaient passé des semaines à s’entraîner sur la corde raide.
Mais Chaplin courut bien d’autres risques encore : pour les scènes avec le lion, il fit près de 200 prises, en se plaçant très souvent à l’intérieur même de la cage. Ses mimiques effrayées ne sont pas entièrement un rôle de composition !
Mis à part le côté suspense, le film comporte certains de ses gags les plus aboutis, notamment les scènes du début dans le palais des glaces de la fête foraine et devant la baraque de foire où lui et un voyou se trouvent contraints de se faire passer pour des automates.
Le film était si riche en situations comiques que Chaplin dut et put finalement supprimer tout un épisode magnifiquement développé – un vrai petit film dans le film – relatant un quiproquo avec deux jumeaux boxeurs. Cette séquence magistrale est une véritable leçon d’ingéniosité technique de la part des collaborateurs de Chaplin, avec ses brillants effets de double exposition permettant au même acteur, Doc Stone, de jouer les deux jumeaux à la fois.
À la fin des années soixante, après des dizaines d’années passées à essayer d’oublier ce film, Chaplin y revint pour le ressortir avec une nouvelle partition musicale de son cru. Il avait même composé pour le générique une chanson, Swing Little Girl. Un interprète professionnel fut engagé à cet effet, mais le directeur musical, Eric James, trouva que Chaplin la chantait bien mieux. Celui-ci se laissa donc convaincre, à l’âge de 79 ans, d’enregistrer lui-même la chanson. Un symbole de sa réconciliation avec ce film dont la réalisation lui avait causé tant de soucis.
© 2004 MK2 SA & David Robinson